Oh une uchronie lovecraftienne ? Qui prend à rebrousse-poil les idées profondes de ce vieil HPL ? C’est tentant, non ? C’est ce que propose Ruthanna Emrys avec son roman, Winter Tide. Le point de divergence se situe en 1928 quand à la fin du Cauchemar d’Innsmouth, la nouvelle écrite par H.P.Lovecraft en 1936, l’armée envahit la ville et déporte toute sa population dans des camps loin de la mer. Des années plus tard, lors de la Seconde Guerre mondiale, l’armée américaine y enfermera les citoyens d’origine japonaise en représailles de Pearl Harbour. En 1948, Aphra Marsh, l’une des dernières survivantes à terre d’Innsmouth, est forcée de collaborer avec le FBI pour enquêter sur des usages dangereux de la magie. Quand, en pleine guerre froide, l’URSS est soupçonnée d’avoir trouvé comment transférer son esprit dans un autre corps à la manière des antagonistes dans Le Monstre sur le seuil, Aphra doit retourner à Innsmouth et à l’université Miskatonic d’Arkham pour enquêter. Là, elle renouera avec son histoire familiale, rencontrera des alliées inattendues et se remettra à vivre.
Mélangeant l’horreur des Grands Anciens et les romans d’espionnage de la Guerre froide, Winter Tide est une excellente surprise. L’histoire est rythmée avec un bon ratio entre l’action proprement dite, l’exploration des sentiments de la protagoniste et des autres personnages, la partie fantastique et la partie enquête. En plus ici, le récit est fait du point de vue d’une femme adulte (même si elle a passé une grande partie de sa vie depuis l’enfance enfermée) qui n’est pas séduisante par les critères majoritaires (yeux globuleux, visage en lame de rasoir et très grand front), qui n’a pas de superpouvoirs (autres que ceux liés à être membre du peuple de la mer) et a l’habitude d’être rejetée ou ignorée en raison de son apparence. Ce n’est donc pas une héroïne classique : elle a des doutes, des traumatismes liés à son passé, des lacunes dans son éducation, elle se trompe avec des conséquences dramatiques, mais elle continue et ne baisse pas les bras. Et le parti pris de raconter l’histoire du point de vue des « monstres » – ici des descendants hybrides des Profonds adorateurs de Dagon, mais également un officier du FBI juif et homosexuel, une agente fédérale noire à l’époque où la ségrégation raciale est encore forte, une descendante de magiciens fous et un voyageur temporel entre autres – nous force à nous interroger sur nos critères pour définir ce qu’est un monstre, et sur la façon dont la nature profonde des gens va être contrebalancée par leurs éducations et leurs envies pour décider de leurs actions et de leurs portées. Le tout sans faire de prêches trop appuyés qui viennent gâcher la lecture. L’histoire se poursuit dans un deuxième roman, Deep Roots, que je lirai surement d’ici quelques mois.
Winter Tide
de Ruthanna Emrys
Éditions Tor