Babel

Traduttore, Traditore. L’adage voulant que traduire, c’est trahir est au cœur du nouveau roman de R.F.Kuang, elle-même traductrice : Babel. L’histoire commence à Canton en 1828, dans une maison pauvre où un garçon de 10 ans malade attend la mort près du cadavre de sa mère. Il est sauvé par un professeur de linguistique anglais qui lui donne un nom, Robin Swift, et l’emmène en Grande-Bretagne. Son objectif, le former à l’étude des langues pour lui faire intégrer la Royal Institute of Translation d’Oxford, véritable cœur caché de l’Empire britannique. En effet, dans l’univers de Babel, le développement industriel et l’essor économique sont liés à l’exploitation de l’argent et à la façon dont en assemblant deux paires de mots dans deux langues différentes, il est possible d’obtenir des effets magiques. Comment ? En exploitant les failles de traductions, les nuances d’un mot à l’autre. Ainsi la paire « parcelle/parcel » accouple deux mots, le premier en français, le deuxième en anglais voulant tout deux dire morceau d’un tout, mais avec un sens supplémentaire en anglais où le mot désigne aussi un colis. Dans cet univers, elle est utilisée par la Poste royale pour permettre aux chevaux de transporter plus de colis sans augmenter significativement le poids (qui n’est magiquement qu’un morceau du poids d’origine). Et plus l’écart linguistique est grand (en raison de l’évolution temporelle des langues, ou de la distance géographique de leur origine), plus la magie est puissante. Oxford fait donc appel à des orphelins comme Robin venu des quatre coins de l’Empire pour exploiter leurs langues d’origine, comme l’empire exploite sans ménagement ses colonies. Élèves loin de chez eux, au milieu de gens qui les méprisent en raison de leur origine et de leur couleur de peau, ces traducteurs vont peu à peu comprendre qu’ils sont amenés à trahir les leurs. Où ira leur loyauté ? À ceux qu’ils ont connus enfants, mais qui sont morts et ne peuvent plus les aider, ou à ceux qui les ont « recueillis », nourris, logés, formés ? Ou encore à la Royal Institute of Translation elle-même, au savoir qu’elle promet et aux amitiés qu’ils y nouent ?
Par le regard de Robin, R.F.Kuang nous propose un voyage intéressant dans l’Empire britannique de la fin du XIXe siècle. Celui-ci est l’étranger où qu’il soit. Trop chinois pour réellement s’intégrer dans la masse des étudiants d’Oxford, trop britannique et bourgeois pour comprendre.
De ses tentatives de compréhension et d’assimilation à sa rébellion, de l’enfance à l’âge adulte, Babel nous raconte son parcours. R.F.Kuang y livre au passage des réflexions sur le colonialisme et ses mécanismes, mais également sur le sexisme. Elle nous raconte également un essai brillant sur la façon dont les mots et les langues forment les esprits et donnent ainsi vie à certaines réalités, comment ils peuvent lier les gens, mais également comment ils peuvent les libérer. L’autrice n’est pas béatement optimiste et le sous-titre de son livre Or the Necessity of Violence : An Arcane History of the Oxford Translators’ Revolution n’est pas du tout usurpé. Elle mène la vie dure à ses personnages, qui sont attachants, tout en nuance et dont certains vous briseront le cœur à la lecture. Pris un peu par hasard et parce que j’avais aimé sur une thématique proche Babel 17 de Samuel Delany, c’est certainement mon premier gros coup de cœur pour l’année 2023.

Babel – Or the Necessity of Violence: An Arcane History of the Oxford Translators’ Revolution
de 
R.F.Kuang
Éditions
Harper Collins

NB : Cette chronique s’inscrit dans le défi lecture imaginaire de 2023 concocté par Jean-Yves et Océane. Arbitrairement, ce livre sera dans la catégorie #M1C4. Mais il peut aussi cocher les cases #M1C1, #M1C3 (656 pages sur ma liseuse), #M3C1, #M4C1, #M4C3, #M4C4 et #M7C4.

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