Alors que Starter Villain vient d’être publié en France sous le titre Superméchant Débutant, l’édition 2024 des Utopiales a été l’occasion idéale pour poser quelques questions à John Scalzi, invité du festival. Cette interview a été réalisée en collaboration avec Sylvie de Présence d’esprits, et donc avant que les résultats des élections présidentielles pour 2024 ne soient connus aux États-Unis.
Comment avez-vous découvert la science-fiction ?
Je dirais que j’étais surement au quatrième grade (NDLR Équivalent du CM1 en France), donc je devais avoir huit ou neuf ans ? La bibliothèque de mon école avait un livre de Robert Heinlein : Farmer in the Sky (Pommiers dans le ciel). C’est le premier livre de science-fiction en particulier que je me rappelle avoir lu. Puis j’ai lu A Wrinkle in Time (Un raccourci dans le temps) par Madeleine L’Engle et d’autres livres dans le style. En pratique, j’en lis depuis près de cinquante ans. Certes, je lis d’autres livres, mais c’est le genre auquel je reviens toujours.
Vous êtes un écrivain et un lecteur, mais consommez-vous également de la science-fiction à travers d’autres médias ?
Bien sûr. J’ai été voir Star Wars quand j’avais huit ans. Au moment de sa sortie, je crois ? Je me souviens, j’avais huit ans et je voyais ces vaisseaux filants « zoom » et puis ces « boom » très grands vaisseaux qui ne cessaient d’arriver. Et j’étais juste sidéré. Et je me souviens très bien d’avoir regardé Star Trek et Space 1999 (Cosmos 1999) et d’autres choses dans le genre à la télévision. Et bien sûr, je joue à des jeux vidéos depuis les années 1970, et depuis Space Invaders j’y ai joué. Ce qu’il faut remarquer c’est que la science-fiction est devenue inévitable. Vous ne pouvez pas avoir un peu de culture générale et ne pas en avoir entendu parler. Vous ne pouvez pas l’éviter. Il n’y a personne de mon âge (NDLR John Scalzi est né en 1969) ou de plus jeune qui ne sait pas qui est Darth Vader. Il n’y a personne de mon âge ou plus jeune qui ne sait pas qui est Spock. Ils font juste partie de l’air que nous respirons, de notre environnement. Donc oui, la science-fiction a toujours fait partie de ma vie.
Que pensez-vous de l’évolution de la SF dans toutes ses grandes variations depuis l’époque où vous étiez enfant à aujourd’hui ? Depuis quelque temps, le fandom est agité de débats où certains (Gamergate, Sad Puppies…) regrettent que la SF soit devenue politique…
C’est une croyance générale, et pas seulement concernant la science-fiction, mais s’appliquant à tout qu’il y avait une époque où tout était innocent et pur. Cette période se situe généralement vingt ou trente ans avant que la personne commence à lire. Concernant les comics qui n’auraient pas été politiques avant, il y a une anecdote sur Jack Kirby, qui a créé Captain America. Une fois, des nazis sont venus dans les locaux où il travaillait en menaçant de lui botter le cul. Sa réponse ? Il est descendu à leur rencontre une batte à la main (NDLR Anecdote rapportée par Mark Evanier dans sa biographie Kirby: King of Comics parue en 2008). Cette idée comme quoi il ne faisait pas de politique est absurde. L’idée que les X-Men n’ont jamais été politiques est complètement ridicule… Il n’y a jamais eu de périodes où la science-fiction n’était pas porteuse d’un message politique ou sociétal. La preuve ? Il suffit de lire la toute première histoire de science-fiction, Frankenstein. Quel livre merveilleux ! Et il nous parle de l’hubris de l’être humain. De la responsabilité qu’ont les humains vis-à-vis de leurs créations et des conséquences quand nous ne répondons pas aux besoins de nos créations qui, dans ce cas précis, deviennent folles. Mais la vraie leçon de tout cela que toute personne disant que la science-fiction n’a pas à être politique ou ne l’était pas avant, se révèle être une personne qui a une approche très superficielle du genre. Cette approche a aussi toujours été là. Il y a toujours été question d’évasion, d’aventures et de toutes sortes de choses qui, à première vue, ne sont pas politiques, métaphoriques ou que sais-je encore. Beaucoup d’œuvres de science-fiction ont été créées parce que quelqu’un avait besoin de manger. Mais de fait, il y a toujours eu de la science-fiction politique. L’idée, pour revenir aux Sad Puppies, derrière leur demande de « nous voulons des choses qui ne sont pas politiques ! » est que, dans leur cas particulier, ils veulent une science-fiction dont la politique et le point de vue sociétal s’alignent avec le leur. Cela a toujours été le cas, et si vous le voulez, vous en trouvez toujours. Ils en produisent, d’autres en produisent. Ils étaient en colère, car ce n’était plus ce qui était massivement publié en science-fiction aux USA en particulier. Pourquoi ? Parce que la science-fiction est devenue populaire. Elle touche un public bien plus large qu’auparavant. Cela a commencé avec les films, puis avec la télévision et les jeux vidéo. Ensuite, la littérature de science-fiction a suivi le mouvement et est devenue plus diversifiée. Au final, le problème pour eux n’était pas qu’ils ne trouvaient plus ce qui leur plaisait, mais ils étaient offensés que d’autres types de science-fiction existent. Des œuvres qui n’avaient pas été faites en pensant spécifiquement à leurs gouts. Et que ces œuvres étaient celles qui plaisent aux critiques et aux lecteurs parce qu’elles faisaient ce qu’est censée faire la science-fiction : vous présenter de nouvelles idées, de nouveaux concepts, de nouvelles façons de penser. Et ils ne veulent pas de nouvelles façons de penser. Ils veulent les anciennes bien connues sans se remettre en question. Et en dessous, il y a également le racisme, le sexisme, l’homophobie et tout le reste. Cela va avec le sentiment que de nombreux hommes blancs hétéros ont qu’ils ne devraient pas être mis en concurrence avec des gens qui ne sont pas comme eux. Mais eh, mec, nous ne sommes plus dans les années 1950 !
En parlant de politique, comment cela se passe-t-il quand vous écrivez vos propres livres ? Est-ce que vous écrivez l’histoire pour aborder un thème particulier, comme la gig economy avec Kaiju Preservation Society (La Société protectrice des kaijus) ou avez-vous d’abord l’histoire en tête, et vous décidez d’y ajouter un point de vue politique ?
Je ne fais pas d’effort particulier pour insérer de la politique dans ma science-fiction. Prenons par exemple une histoire qui se passe 300 ou 400 ans dans le futur : cela n’a aucun sens d’essayer d’y introduire des concepts politiques actuels, car hors contexte, ce serait étrange. Pour ces histoires dans le futur, je parle de thèmes qui seront importants, selon moi, des thèmes universels. Quand j’écris des livres qui sont censés se passer à notre époque, je ne peux pas m’en empêcher, car c’est tout simplement inévitable. Dans La Société protectrice des kaijus, il est impossible de ne pas parler de la nature prédatrice de la gig economy, ou des perturbations causées par le COVID, et dont de nombreuses ont été causées sur le plan politique, car nous avions un putain d’imbécile comme président. Ce livre en particulier se passe en 2020 et 2021. Je devais faire référence aux élections présidentielles à ce moment-là. Je ne cherche pas à éviter la politique. Superméchant débutant parle des milliardaires et de leurs rapports au monde et en quoi c’est un problème. Et ça marche ! Je ne le fais pas pour revendiquer quoi que ce soit, mais parce que c’est le monde dans lequel nous vivons. Et c’est également marrant.
Même quand vous parlez d’un futur très lointain, certains de vos romans sont très politiques. Comme la trilogie de l’Interdépendance…
Dans ce cas, ce n’est pas en rapport avec la situation actuelle. Tout simplement, l’humanité ne change pas. L’idée originale pour le Flux et l’Interdépendance ne partait pas du changement climatique actuel ou autre. Je pensais aux courants océaniques au moment des grandes colonisations européennes entre le XIVe et le XVIIIe siècle. Si ces courants maritimes et atmosphériques n’avaient existé, à quel point notre monde serait différent ? Les routes commerciales et tout ce sur quoi la colonisation reposait ne dépendaient pas du tout du contrôle humain. C’était la Nature se livrant à des activités naturelles, et nous n’avions aucun contrôle si le Gulf Stream allait changer de sens, se déplaçait ou ralentissait. Des gens pouvaient se retrouver ruinés s’il n’y avait pas assez de vents. Ils ne pouvaient rien y faire. Et la façon dont ils abordaient le problème était de ne pas y penser. De continuer jusqu’à ce que le problème se résolve de lui-même. Les humains à l’époque, les humains de maintenant et ceux du futur se comportent de la même manière : « Comment ça fonctionne ? On ne sait pas, on sait juste que ça marche. Continuons tant que c’est le cas, nous verrons bien le moment venu. » C’est exactement ce que nous faisons avec notre climat en ce moment. Pourquoi se préparer quand on peut laisser demain être le problème de quelqu’un d’autre ? Les humains feront toujours ce qu’ils doivent faire au tout dernier moment possible. C’est une façon de fonctionner universelle qui date de notre évolution dans la savane avec guère plus de 50 personnes autour de nous à tout moment. La civilisation est difficile à appréhender pour nos cerveaux primitifs, alors nous avons tendance à réagir à ce qui est juste devant nous.
Vous avez commencé votre carrière en tant que journaliste professionnel. Quand avez-vous décidé d’écrire de la fiction et pourquoi ?
Je n’en ai jamais eu l’intention. Quand j’étais petit, je voulais être journaliste. Je voulais écrire des articles et travailler dans des journaux. La seule raison pour laquelle j’ai écrit un roman est que, aux États-Unis en tout cas, tous les dix ans, les anciens retournent dans leurs lycées pour retrouver leurs anciens camarades et voir l’évolution de chacun. Et moi j’étais le gamin qui voulait vivre de ma plume. Et je savais que mes amis allaient me demander : « alors tu as écrit un roman ? » Et je me suis rendu compte que non, et qu’il fallait que j’en écrive un pour pouvoir répondre « Oui, et je l’ai proposé à des éditeurs. ». Puis, quand j’ai fini par vendre un roman, le deuxième, qui était Old Man’s War (Le Vieil homme et la guerre), j’ai dit à ma femme : « Le livre va sortir. Certains vont l’acheter, mais je vais surement replonger dans l’anonymat. Tous les deux ans ou autre, j’écrirais peut-être un roman et j’irai peut-être à des conventions. Entretemps, je continuerai à être journaliste. » Car la plupart des romanciers ne gagnent pas assez pour vivre. L’avance moyenne pour un roman aux USA dans la science-fiction est de 12 000 à 15 000 dollars, ce qui est peu et ne suffit pas pour vivre. Vous devez avoir un autre travail ou un conjoint. Puis Le Vieil homme et la guerre fut un succès, et les romans qui suivirent aussi. Puis j’ai réalisé que je gagnais beaucoup plus d’argent avec les romans qu’avait tout le reste. C’était donc logique de ne plus faire que ça. Je suis un romancier accidentel. Vingt ans plus tôt, je ne me voyais pas du tout en France, car des gens voulaient me rencontrer, car ils avaient lu mes livres. C’est génial, non ?
Et vous avez un super traducteur en France.
Oui, c’est Mikael (NDLR Cabon). Nous discutons tout le temps. J’aime sa philosophie de la traduction, qui n’est pas du mot à mot. C’est impossible de le faire. Nous restituons la vibe, l’esprit du texte. Ce qui fait parfaitement sens pour moi. Mais je reste tout aussi surpris que n’importe qui d’autre de mon succès. Et c’est parfois très drôle, car il arrive qu’un de mes amis de lycée vienne me voir en convention ou en dédicace, et se rappelle qu’à l’époque j’allais les voir en demandant « Oh, tiens, j’ai écrit ça ! Tu veux le lire ? ». Et maintenant constater que des gens sont excités à l’idée de me voir et de me parler de mes écrits les amuse beaucoup.
Et comment votre femme et votre fille ont-elles réagi à votre succès ?
Ma femme ? La toute première fois que j’ai écrit un roman, qui deviendrait Agent to the Stars (Imprésario du troisième type), elle l’a lu en premier. Elle a mis deux jours. Elle est entrée avec la grosse masse de feuilles que j’avais imprimée et l’a plaqué sur mon bureau en disant « Merci mon Dieu, c’est bien ! » Parce qu’elle n’aurait pas pu me mentir si elle l’avait trouvé mauvais. C’est ma plus grande fan, évidemment, mais elle m’aime trop pour me raconter des craques. Elle n’aurait pas pu me mentir si elle n’avait pas apprécié sa lecture. Ma fille m’a toujours connu ou presque comme un auteur à succès, elle a grandi en connaissant d’autres auteurs à succès, dans l’imaginaire ou non. Et elle veut également devenir écrivaine. Pour l’instant, elle n’écrit pas de fiction, mais c’est dans ses intentions. Ce qui est génial, car elle est pile à l’âge où j’ai commencé à y songer également.
Ma dernière question : que lisez-vous en ce moment ?
Je ne lis pas de fiction pour l’instant, car j’écris le septième roman dans la série Le Vieil homme et la guerre et je dois le terminer. Je ne peux pas lire la fiction des autres, de peur qu’elle ne s’infiltre au bout de mes doigts. Avant cela, j’ai lu les plus récents textes de Mary Robinette Kowal et d’Adrian Tchaikovsky, car ce sont des amis à moi et qu’ils m’envoient leurs livres, ou que leurs éditeurs mes les envoie en avance. Je viens de recevoir le dernier livre de Katherine Addison (NDLR l’autrice de The Goblin Emperor et ses suites à ce jour non traduits). Dès que j’ai fini mon livre, ce qui devrait arriver fin novembre, je m’offrirais le plaisir de le lire.