Rencontre avec Phenderson Djèlí Clark

Venu en France dans le cadre des Utopiales, où il a reçu le prix Julia-Verlanger 2022, Phenderson Djèlí Clark est un des auteurs que je suis régulièrement sur le blog et ailleurs. Il était donc normal que je lui pose quelques questions lors de son passage à Nantes.

Ma première question est assez simple. Est-ce que vos récits se passent tous dans le même univers ? Par exemple, Les Tambours du Dieu noir sont-ils une préquelle de Ring Shout — Cantique rituel ?

Non, mes histoires sont toutes dans leurs propres univers séparés. Les gens me posent souvent la question. J’essaye de donner à chacune un style différent. Ainsi si vous êtes dans le monde des Tambours du Dieu noir, c’est un monde magique, alors que quand vous êtes dans le monde de Ring Shout, il y a de l’horreur et cette sensation effrayante. Donc non, ils ne sont pas liés. Mais à notre époque, où le multivers est vraiment populaire, qui sait ? Ils pourraient fusionner d’une certaine façon.

Et ce n’est pas lié aux histoires du Caire qui sont également dans un monde magique ?

Oui c’est un univers complètement différent pour celles-ci

D’ailleurs, pourquoi avoir choisi spécifiquement Le Caire et cette période pour vos histoires ?

Avant tout, ce qui est devenu l’univers du Dead djinn in Cairo. D’autres lui ont donné ce nom, cela me va. La première histoire, A Dead Djinn in Cairo, m’est venue alors que j’enseignais l’histoire de 1500 au présent. Je parlais beaucoup d’anticolonialisme et de nations sortant du colonialisme. Je lisais beaucoup Edward Saïd à l’université et je montrais La Bataille d’Alger lors de mes cours. J’ai voulu écrit quelque chose sur la décolonisation, mais je voulais également que ce soit magique, avec de l’humour dedans. Comment y arriver ? Et c’est ainsi que ce monde est né. Je crois que j’aurais pu le situer dans différents endroits. J’ai fini avec Le Caire, car j’ai visité l’Égypte. Et elle reste en vous. L’Égypte est un endroit si grand, avec ce monde ancien, mais également ce monde médiéval. Et Le Caire est une ville-carrefour. Il y a tant de choses qui s’y passent, tant de gens différents que cela m’a permis de parler de différents sujets à travers Le Caire. Je pouvais aborder différentes cultures et différentes personnes à travers cette ville. De plus je voulais que l’histoire se situe quelque temps après que le monde ait changé, c’est-à-dire après l’arrivée des djinns. Je voulais que du temps se soit passé pour que, quand les lecteurs arrivent dans l’histoire, les personnages, eux, y soient habitués. Ils ont l’habitude de côtoyer des djinns et d’utiliser la magie depuis quarante ou cinquante ans, à l’époque où dans notre monde les Britanniques commencent à dominer l’Égypte. Et mon histoire, bien sûr, imagine le contraire et se situe aux alentours de 1912. Ce n’était qu’une astuce d’écriture, rien de plus profond.

Vous avez une autre histoire qui se passe au Maghreb à la même époque, mêlant Martiens et magie, non ?

Oui, d’ailleurs j’ai d’abord écrit cette histoire, If the Martians Have Magic, inspiré par mon amour d’H.G.Wells et de La Guerre des mondes. Je voulais juste raconter une histoire différente avec une version haïtienne de la magie. Et j’ai écrit cette histoire à la même époque que A Dead Djinn in Cairo, et je l’ai placé au Maroc. Et je me suis dit « deux histoires où la magie est apparue dans le monde… L’une d’entre elles doit sortir et être publiée, l’autre non. » J’ai donc proposé A Dead Djinn in Cairo. Bien des années plus tard, Uncanny Magazine, une publication spécialisée dans la science-fiction, m’a demandé si j’avais une histoire. Je leur ai parlé de ce texte jamais publié, ils l’ont adoré et publié. Et étonnamment personne n’est jamais venu me voir en me disant : « c’est comme cette histoire de djinn. »

Tous vos livres, à l’exception du Mystère du tramway hanté, ont des femmes comme protagonistes. Pourquoi avoir choisi d’écrire des femmes aussi vivantes, aussi crédibles ?

Le Mystère du tramway hanté, oui… Et même là, il y a tout un mouvement féministe. C’est très étrange, je crois que quand j’ai commencé, je n’ai pas eu conscience que j’allais créer ce type de protagonistes. Souvent, les personnages sont créés avant l’histoire. Je voyais Fatma avant que l’histoire soit née. Je la voyais dans son costume, avec son chapeau melon… Je ne savais rien d’elle, et l’histoire m’a aidé à la découvrir. En y repensant, je sais que son nom de famille est basé sur celui d’une célèbre féministe égyptienne. Je ne sais pas si c’était une influence ou plutôt les femmes de ma famille ou de mes amies. Dans Ring Shout par exemple, j’ai décidé de nommer mes personnages d’après ceux des romans de Toni Morrison. Et donc pour plein de raisons différentes, j’imagine que j’ai voulu créer des personnages équilibrés qui se trouvent être des femmes. Vous me demandez « pourquoi des femmes ? » et je vous réponds « pourquoi pas ? ». Pourquoi certaines personnes pensent-elles aux hommes comme étant automatiquement les protagonistes ? C’est juste que dans la plupart de mes histoires, les personnages que j’ai choisis sont des femmes. Et j’en suis reconnaissant quand les gens me disent « je trouve que ces personnages sont réalistes et je peux m’identifier à elles. »
C’est amusant votre remarque. J’ai entendu des gens, et en particulier des lectrices capables de dire que c’est un homme qui écrit. Je fais désormais attention à certains détails quand je lis un autre homme et qu’ils écrivent quelque chose sur ce que font les femmes. Comme cette histoire que j’ai lu où il est constamment dit que la femme croise ses bras sous sa poitrine, et je pensais « Pourquoi n’arrête-t-il pas de le préciser ? C’est si étrange comme indication. » Et pourtant c’est l’un de mes auteurs favoris.

Vos livres ont reçu un très bon accueil en France, notamment grâce à la traduction de Mathilde Montier. Il y a beaucoup de dialecte dans Les Tambours du Dieu noir et dans Ring Shout. Avez-vous travaillé ensemble pour la traduction ?

Oh oui. D’ailleurs, elle doit l’une des deux ou trois traducteurs qui m’aient contacté pour cette adaptation. Et elle l’a fait bien plus que n’importe qui. C’est génial parce qu’elle ne veut pas juste adapter le livre sous la forme de « je vais prendre ce que vous dites, et le répéter en français. » Elle veut s’assurer que l’audience comprenne que j’utilise différents langages ou dialectes, ou des tournures de phrase américaines et certaines façons de dire les choses qui ne sont pas directement traduisibles en français. Elle a travaillé très dur sur Maître des Djinns où j’utilise l’arabe ou des textes anciens. Elle a fait des recherches. Oui, c’était vraiment un travail collaboratif de sa part en me posant constamment des questions auxquelles j’étais ravi de répondre. Ou en essayant de trouver une façon de rendre le texte plus accessible pour les lecteurs français, quitte à ce que je le change légèrement pour qu’ils comprennent. C’est génial de travailler avec elle.

Nous parlions de Toni Morrison et d’autres auteurs. Quels livres ou films influencent votre écriture ?

Au départ, j’ai grandi avec toutes les œuvres les plus populaires de l’imaginaire. J’étais un grand fan de Tolkien, j’ai lu beaucoup de ses livres, enfant. J’ai lu aussi beaucoup de CS Lewis, Le Monde de Narnia. Je crois que ce sont les livres qui m’ont donné envie de commencer. J’ai lu beaucoup de Ray Bradbury, de Robert Heinlein et tant d’autres. Il m’a fallu du temps pour trouver des auteurs noirs comme Octavia E. Butler et Samuel R. Delany. Et les lire et lire des auteurs contemporains comme N.K. Jemisin a été d’une grande influence, car cela a ouvert le champ de mon imagination et m’a donné envie de réellement écrire. Je crois que j’ai lu La trilogie de l’héritage de N.K. Jemisin et la façon dont elle a décidé d’explorer la fiction spéculative m’a réellement stupéfait. La notion que Dieu soit réduit en esclavage, et la façon dont elle conçoit son univers… Je crois que ce sont les choses qui m’ont influencé. Je suis influencé par mes contemporains. Par exemple pour Ring Shout, Victor LaValle et La Ballade de Black Tom ont été une grande influence. Tout comme Cassandra Khaw, une grande autrice. Hammers on Bone, Cassandra ton livre m’a donné envie d’écrire Ring Shout ! C’était juste des idées que j’avais en tête, mais que je n’arrivais pas à formuler avant de lire leurs œuvres. Et j’ai su que je pouvais oser, que je pouvais être aussi bizarre et étrange. Et… il y a tellement d’influences différentes, y compris visuelles. Des images qui vous restent en tête, comme Midnight Mass, une minisérie sur Netflix qui est juste phénoménale. La musique aussi. Quand j’écrivais Ring Shout, j’écoutais beaucoup le rappeur Lupe Fiasco. Il a un album parlant de l’esclavage, Drogas Wave. Il vous fait croire qu’il parle du trafic de drogue, mais c’est en fait de la traite des esclaves. J’ai beaucoup écouté Run the Jewels en écrivant mon dernier livre. En fait, je tire mon inspiration de beaucoup de choses différentes.

Et ma dernière question est, que lisez vous actuellement ?

C’est une uchronie concernant un détective yiddish écrite par Michael Chabon. C’est une uchronie où l’État d’Israël n’a pas réussi à se maintenir. Et vous avez ces communautés juives éparpillées après la Seconde Guerre mondiale. Il raconte l’histoire de ce détective dans l’une de ces enclaves, au Canada, je crois. C’est une histoire fascinante, dont je n’aurais jamais rêvé. Et le dernier livre que j’ai adoré est No Gods, No Monsters de Cadwell Tumbull.

Cet article a 3 commentaires

    1. Stéphanie

      Merci !

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