Avis d’invité : Tant que fleuriront les citronniers

Cela faisait quelques temps que le blog n’avait pas ouvert ses portes à un invité nous parlant d’un coup de coeur. Pour cette reprise, c’est Emmanuel Chastellière, auteur, traducteur et co-fondateur d’ElBakin.net, site et forum de référence sur la fantasy, qui nous propose un livre à la frontière du genre, Tant que fleuriront les citronniers de Zoulfa Katouh. Laissons lui la parole…

 

Le Mois de l’imaginaire vient de se terminer et cela faisait bien longtemps que je n’avais pas dévoré plus de trois cents pages d’une traite, tenu en haleine, touché par les personnages au point de m’inquiéter réellement pour leur sort, au point même d’hésiter parfois à interrompre ladite lecture.

J’ai découvert le roman de Zoulfa Katouh sans vraiment savoir dans quelle catégorie nous étions « censés » le ranger. Après tout, qu’importe le registre, quand l’histoire est bonne. Quand l’histoire, bien que fiction, mérite qu’on la raconte, qu’on la partage. Témoigner se révèle par ailleurs loin d’être la seule vertu de ce roman. Mais ce n’est pas la moindre. Pour Salama comme pour Kenan, deux jeunes pousses qui ont grandi trop vite sous les bombes, l’imaginaire est une passion commune, mais aussi un formidable vecteur d’espoir, face à la mort et la peur. C’est une barrière contre les affres du présent ou une fenêtre ouverte sur un possible avenir, au gré de chaque jour de survie grappillé. Mais cette part d’imaginaire représente précisément ce qui m’a fait hésiter. Devais-je parler du roman sur un site comme Elbakin.net ? Aujourd’hui encore en reprenant ces lignes, je m’interroge, mais quand Stéphanie m’a proposé d’en parler sur De l’autre côté des livres, je n’ai en revanche pas réfléchi longtemps. Car ce roman rend en tout cas un vibrant hommage à un Imaginaire qui, pour l’occasion, vaut bien qu’on lui accole une majuscule. Et arpenter les lisières du genre, repousser ses frontières, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus passionnant ?

Zoulfa Katouh, autrice canadienne aux racines syriennes, retranscrit avec un soin tout particulier cette survie en plein siège, sans détourner le regard – comment pourrait-il en être autrement ? – sur les aspects les plus sombres de cette guerre civile, qui peut frapper aussi bien femmes ou enfants dans leur chair, tout en n’oubliant pas de nous montrer que ses personnages ne sont pas que des victimes, au contraire. Il y a aussi dans ses rues de l’humour, de la colère, mais aussi de l’amour, fraternel, filial, maternel, sororal. À bien réfléchir, l’amour est présent partout au fil des pages, toujours prêt à se dresser face au désespoir, jamais très loin. Le cynisme des uns, la cruauté des autres, simples profiteurs ou soldats sans foi ni loi, l’aveuglement aussi, d’une partie de la population comme de leurs bourreaux… Toutes ces illustrations de la complexité de n’importe quel conflit se retrouvent exposées dans ces pages, et résonne peut-être encore plus fort en cette sombre actualité de l’automne 2023 qu’au moment de ma lecture (même s’il n’est pas question ici de comparer le conflit qui s’éternise en Syrie et celui qui vient de se raviver entre Israël et Palestine).

L’obstination de Salama, le regard bienveillant du docteur Ziad, le rôle de parent que doit assumer Kenan pour son petit frère et sa petite sœur, les exemples ne manquent pas. Il ne faut cependant pas les voir un simple catalogue de figures imposées, mais des protagonistes bien vivants. Le roman a beau se classer en Young Adult, il démontre là encore que toutes ces catégorisations n’ont aucune importance et qu’il ne faut pas résumer ce type de lectures à des romances toxiques ou à des univers interchangeables. Certains passages (on pense à toutes les scènes au sein de l’hôpital…) se révèlent plus terribles et durs que n’importe quel pseudo-récit GrimDark de la part du premier tâcheron venu.

Pour une image légèrement bancale (ou un horrible « impacter » dans les remerciements de cette version française.) l’autrice nous touche en plein cœur avec dix formules parfaites, ouvragées avec soin et empreintes de délicatesse. Tels les fameux citronniers qui donnent son titre au roman, et dont les fruits n’ont que faire de pousser dans la poussière des ruines. Ils sont capables d’y résister et de semer leurs graines ailleurs, parfois au-delà des flots.
C’est donc peu dire que j’ai été ému par ce récit, quitte à laisser parler cette émotion plutôt que l’analyse froide. J’ai souri, tremblé, j’ai eu la gorge serrée. J’ai tout aimé, de chaque ligne, chaque réplique, de ses échos à Jane Austen comme au plus terrible des reportages de guerre. De ses protagonistes fêlés, brisés, qui tentent malgré tout d’avancer. De cette terre ravagée et pourtant si belle dans les souvenirs de ceux qui l’aiment ou l’ont aimée. Et plusieurs semaines après l’avoir terminé, cette émotion revient en relisant ce que j’ai pu en dire dans ces modestes lignes.
Nous avons donc traversé le Mois de l’Imaginaire, avec le sentiment, dans mon cas, d’en avoir toujours davantage besoin. Je l’ai dit plus haut, celui-ci, à travers notamment l’amour des films Ghibli de nos deux héros, irrigue une grande partie du roman. Et, ce n’est rien révéler de l’intrigue, mais l’héroïne est frappée de visions. Peut-on y voir dès lors un roman qui relèverait de la fantasy ? Ce serait sans doute un exercice de contorsionniste de haute volée que de l’affirmer, d’autant que ces visions sont présentées comme un traumatisme relevant du médical. Qu’importe, je l’ai déjà dit. L’imaginaire n’en demeure pas moins l’un des cœurs battants de la vie de Salama. Tout comme l’espoir, quand on songe notamment à ce qui conclut le livre (le livre, pas le roman lui-même).

Bref, que vous lisiez des romans Young Adult ou pas, que vous soyez sensibles à certains codes ou pas, Tant que fleuriront les citronniers est un roman à découvrir, et à chérir.

Tant que fleuriront les citronniers
de Zoulfa Katouh.
Traduction d’Anne Guitton.
Éditions Nathan

 

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