Quel bel ouvrage ! Une couverture soignée, un choix de couleur à dominante bordeaux et or, une belle épaisseur, un papier souple au grain très agréable sous la peau, quoiqu’un peu fragile pour qui tourne les pages vite… Cette réédition de À la pointe de l’épée d’Ellen Kushner est décidément un bien beau livre de ceux que l’on exhibe fièrement dans les rayons de sa bibliothèque. Ou qu’on laisse traîner sur la table basse pour montrer l’étendue de son érudition. Cette version reprend le roman déjà traduit en 2008, déjà par Patrick Marcel, et y ajoute les nouvelles dans le même univers ayant comme personnage principal Richard Saint-Vière, ainsi que des courriers fictifs entre certains personnages secondaires apportant à chaque fois un éclairage différent sur le couple formé par le bretteur Richard Saint-Vière et son mystérieux compagnon, Alec.
Avant même d’entrer dans l’histoire, sachez que le langage choisi par Ellen Kushner est un régal pour les yeux, extrêmement bien restitué à la traduction. Le style évoque les romans, les pièces de théâtre et les lettres tels qu’ils pouvaient s’écrire au XVIe ou au XVIIe siècle. Sachez également qu’il n’y a aucun élément de fantasy ou de fantastique dans À la pointe de l’épée. Le seul aspect imaginaire est le monde lui-même où se passe l’histoire, c’est-à-dire la Ville sans nom et les territoires l’environnant. Tout le reste, même si l’époque n’est pas clairement indiquée, pourrait se situer dans n’importe quelle grande ville d’Europe à une période où l’escrime était encore une pratique courante, soit en étant large du XVe au XVIIIe siècle. Que ce soit la noblesse de la Colline ou la populace des bas-fonds des Bords-d’Eaux, aucun d’entre eux n’est affublé de pouvoirs magiques ou de malédictions particulières. Et tous pourraient se glisser sans effort dans un texte de Marivaux, Balzac ou Dumas.
L’ensemble composé du roman lui-même et des quatre nouvelles qui l’accompagnent (Un jeune homme de mauvaise vie, Au temps où j’étais brigand, Le bretteur qui n’était pas la Mort, Le Duc des Bords-d’Eaux et Cape-Rouge) compose un portrait par petites touches de Richard Saint-Vière de son enfance campagnarde à la pleine maturité de son art. Le roman présenté par l’autrice comme un « mélodrame de mœurs » met certes en scène un bretteur et son amant, mais les combats à l’épée et l’amour ou le désir qui lient les deux hommes passent au deuxième plan derrière la description du monde où ils évoluent et des jeux de pouvoir qui se nouent et guident leurs destins aussi bien sur la Colline que dans les Bords-d’Eaux. Moins que l’intrigue, assez décousue pour être lue à la manière d’un feuilleton, c’est la galerie de personnages présentée qui va séduire le lecteur. Aucun n’est franchement bon, ni franchement mauvais, et surtout pas les deux héros principaux. Tous se croient plus intelligents et retors qu’ils ne le sont réellement. Un à un, ils se feront piéger par leurs sentiments et le sens du devoir lié à leur position dans la société. Toute la saveur du livre va se situer dans les non-dits et les allusions des personnages. Ainsi, hormis une mort parfaitement incompréhensible à la fin de Au temps où j’étais brigand, aucune scène ne choque réellement le lecteur. On y parle de sang, de stupre et d’autres perversions, mais sans jamais l’étaler au grand jour. Chez Ellen Kushner, nous sommes entre gens de bonne compagnie : la cruauté, l’envie ou la passion avancent à pas feutrés pour ne pas effaroucher le lecteur. Ou le régaler par son sens de la nuance.
Des différentes nouvelles présentées, si Au temps où j’étais brigand et Le bretteur qui n’était pas la Mort sont parfaitement oubliables, les trois autres sont intéressantes. Un jeune homme de mauvaise vie et Le Duc des Bords-d’Eaux servent de prologue et d’épilogue parfaits au roman lui-même. Et Cape-Rouge ajoute une touche fantastique à la Maupassant ou la Poe qui conclut rondement ce livre. À savourer en prenant tout son temps avant de le ranger bien en lumière dans sa bibliothèque.
À la pointe de l’épée
de Ellen Kushner
traduction de Patrick Marcel
Éditions ActuSF
N.B. : Cette chronique est précédemment parue dans le n°97 de Bifrost.