De prime abord, l’histoire de Tè Mawon de Michael Roch est un classique du cyberpunk. Au sein d’une mégalopole, différents individus se démènent pour découvrir ce qui se cache sous la surface et derrière les lumières de la ville. Certains vivent dans les bas-fonds, d’autres dans les étages bourgeois aux mains des corporations, et d’autres encore sont à la marge, ni tout à fait dans cette conurbation, ni tout à fait en dehors.
Et pourtant, Tè Mawon est une expérience de lecture très différente. Pourquoi ? Déjà parce que Lanvil, la mégapole du récit, couvre une bonne partie des Caraïbes de Cuba au Vénézuela, en passant par la Guadeloupe et la Martinique. Dans ce récit, la métropole et l’Europe en général sont à peine mentionnés, comme étant un lieu que des migrants fuient pour se réfugier à Lanvil. Tout comme l’Asie, les Etats-Unis et le reste du monde. Tout se déroule en vase clos dans cette ile bétonnée gigantesque ceinte par la mer et ses sargasses, sous la lumière artificielle d’un monde qui a oublié la lueur des étoiles et la chaleur du soleil, sauf en réalité virtuelle.
Deuxièmement parce que le langage et les multiples interprétations qu’il propose sont au cœur du récit. Chacun des personnages principaux de Tè Mawon utilise sa propre langue, son propre dialecte. Même ceux parlant créole et, on le comprend assez vite, formant une famille, n’utilisent pas tout à fait les mêmes mots. Ainsi, Pat au créole le plus prégnant auquel se mêlent des mots de son cru comme le tétral pour la tête ne parle pas la même langue que son fils Patson qui va ajouter au créole martiniquais et au français des expressions espagnoles et quelques termes anglo-saxon glanés au cours de ses pérégrinations. Joe, l’exilé venu d’Europe va, lui, parler un argot mâtiné de francitan comme bouléguer. La lecture du récit n’est jamais simple, elle demande soit de faire un effort (et de subvocaliser) pour déchiffrer chaque mot, soit d’accepter de lâcher prise et de se laisser porter par le sens global de l’histoire. Quitte à revenir plus tard sur une séquence. Ce n’est pas pour rien que deux des protagonistes sont d’ailleurs des traductrices bardées de prothèses et habituées à naviguer sans cesse entre le monde réel et des couches de virtuels variant d’un lieu à l’autre, d’une personne à l’autre. Et ce n’est pas pour rien qu’elles nous avertissent que le réel ne peut s’appréhender que par le prisme de sa propre expérience, de sa propre interprétation, et de ce que l’on sait de l’expérience et de l’interprétation qu’en font à leur tour ses interlocuteurs.
Derrière son vernis cyberpunk, Tè Mawon cache un message d’indépendance, aussi bien par rapport à son passé qu’à ses racines géographiques ou à ses attaches familiales. Il ne s’agit pas de renier d’où l’on vient, ni d’idéaliser un utopique âge d’or, mais au contraire de se bâtir une vie meilleure avec son héritage. Finalement un roman presque optimiste, non ?