Rencontre avec Chen Qiufan

Avec son roman L’île de Silicium, Chen Qiufan a inauguré la collection Rivages imaginaires et il a coécrit IA 2042 avec Kai-Fu Lee. Lors de son passage aux Utopiales, il répond à différentes questions sur la place de la science-fiction en Chine et sur l’utilisation de l’intelligence artificielle dans l’art.

Vous avez écrit L’île de Silicium en 2013 et c’est votre premier roman, après avoir écrit plusieurs nouvelles. Comment êtes-vous passé d’un format à l’autre ?

Les nouvelles sont comme courir un 50 m, et un roman, un marathon. Ce sont deux choses totalement différentes. J’ai dû préparer beaucoup de choses. Bien sûr, j’ai beaucoup lui, et j’ai construit la structure comme une carte, tous les personnages, tous les lieux, toutes les histoires et comment les assembler.
Cela m’a pris beaucoup de temps en recherche et préparation, avant de me mettre à écrire. Je ne sais pas si je m’y suis bien pris ou non, c’est mon premier roman. Mais cela fait partie de l’expérience. Je suis en train d’écrire mon deuxième roman, la suite de L’île de Silicium et là j’ai compris que je pouvais m’y prendre d’une autre façon, j’ai plus confiance en ce que je fais. Mais tout le monde sait qu’un deuxième roman est toujours plus difficile, car les attentes sont différentes. J’y travaille encore plus. J’ai dû mettre un an à penser à la structure et tout le reste. Ces réflexions me hantent parfois, mais je crois que je fais des progrès. C’est comme une course.

La protagoniste de ce roman s’appelle Xiaomi, comme la marque d’électronique chinoise. Est-ce voulu ?

C’est une coïncidence. Xiaomi, c’est le riz que nous mangeons tous les jours, surtout au sud de la Chine. Je crois que c’est la raison pour laquelle le nom a été choisi pour une marque de téléphone, car c’est un élément très ordinaire de la vie quotidienne. J’ai choisi ce nom, car c’est une fille ordinaire. Elle n’a absolument rien de spécial, mais elle a été mise dans cet environnement et quelque chose l’a forcée à se transformer. Tout le monde pourrait être Xiaomi.

L’IA occupe une part important dans vos écrits que ce soit dans L’île de Silicium ou dans IA 2042. Et il y a beaucoup de débats en ce moment sur la création d’art par les IA, dans le dessin, mais également dans l’écriture. Qu’en pensez-vous ?

Personnellement, j’utilise l’intelligence artificielle pour co-écrire des paragraphes depuis 2017. C’est l’année où Google a lancé son outil. Nous en sommes à la troisième version, GPT-3. Pour moi, il devient de plus en plus intelligent et puissant.Je crois qu’il peut m’aider à écrire certains paragraphes et à construire mon histoire. Parfois je l’utilise comme une source d’inspiration parce qu’il est imprévisible, et aléatoire. Mais je dirais que ce n’est pas encore de la littérature. Car il n’a pas de volonté, pas d’expérience, pas de perception, et pas d’émotion non plus. Pour le moment, ce n’est qu’un outil pour moi. Mais c’est un bon outil qui peut nous aider, artistes comme écrivains, à nous voir plus clairement, et à sortir de nos cases. Car nous sommes toujours piégés dans un cadre ou un autre. Nous ne le savions pas, car nous ne pouvions nous voir de l’extérieur. Avec l’IA, elle nous analyse et nous montre ce cadre. Parfois vous voyez « oh, c’est mon habitude. » Vous devez alors penser différemment, aller plus loin. L’IA vous pousse à travailler plus dur pour mieux créer. C’est mon avis. Et j’utilise également Midjourney pour créer des images qui me serviront pour la couverture ou l’illustration de certains de mes livres à l’avenir.

Donc vous utilisez l’IA comme un danseur utilise un miroir pour vérifier que ses mouvements sont bien exécutés ?

Oui, totalement. J’ai différentes façons d’utiliser l’IA. Parfois j’utilise des mots-clés. Quand j’entre une phrase, le programme va automatiquement créer des paragraphes en lien avec les précédentes, avec différentes possibilités. Vous pouvez aimer ou non, et en re-générer d’autres. Je crois que le travail est plus celui d’un curateur. Vous triez le contenu créé par la machine pour le rendre cohérent, lui donner du sens et une narration. Mais la machine ne connaît rien à la façon dont on raconte une histoire. Ce n’est que de l’analyse de données, de l’apprentissage machine. J’aime aussi utiliser la fonction « text to image ». Je peux taper une phrase au hasard dans mon histoire et voir ce que la machine me propose comme image. Parfois, elle me donne un boost visuel qui relance mon inspiration que je mets alors en mots. C’est une autre façon de collaborer.

Vous avez dit que les IA ne sont pas encore des écrivains. Pensez-vous que dans le futur, l’une d’entre elles pourra écrire une histoire qui nous intéresse en tant qu’humain ?

Je crois qu’il y a différents niveaux d’écrivains humains. Par exemple, des écrivains moyens sont au niveau 60/80 ou même en dessous. Il est alors facile de les remplacer par des machines parce qu’ils ne sont pas aussi profonds, aussi créatifs que les meilleurs écrivains, ceux à 90 ou 100. Ceux-là ne peuvent être imités ou remplacés par des machines pour l’instant. Pour le moment, nous ne comprenons pas complètement ce qu’est la créativité. Les machines peuvent déjà faire beaucoup de choses. Ainsi, dans l’illustration, vous pouvez embaucher quelqu’un pour pas cher pour la faire, mais la machine pourra en faire une encore plus vite et pour moins cher. Et les rédacteurs techniques et Web seront également très vite remplacés. Les produits sur le marché font le travail très bien et très vite.

Depuis le succès de Liu Cixin, la France commence à s’intéresser à la science-fiction chinoise. Comment la science-fiction est perçue en Chine, tant dans les livres que dans les films ou l’animation ?

Je dirais qu’il y a encore 20 ans, la science-fiction était toujours perçue comme de la littérature jeunesse en Chine. Ce n’était pas mis en avant, c’était de l’imaginaire, de la fiction, donc c’était pour les enfants et personne ne s’en préoccupait. Mais depuis le gouvernement a vu l’immense influence du Problème à trois corps au niveau mondial, et le marché a vu qu’il y avait de l’argent dans la science-fiction après le succès phénoménal du film Wandering Earth. Maintenant la science-fiction est vue comme plus importante et intéressante, parce qu’il y a quelque chose de révolutionnaire dans le genre. Elle reflète la réalité en pensant au futur. Parfois elle critique la réalité, mais d’un point de vue différent, c’est une réalité alternative. En ce moment en Chine, il n’est pas si simple de décrire ce qu’il se passe et de critiquer la réalité. La science-fiction est une de ces méthodes, elle donne accès à un public.

Si je devais lire un autre auteur de science-fiction chinois, qui me recommanderiez-vous ?

Je dirais Han Song. C’est un auteur de science-fiction, mais son travail va bien au-delà. C’est du surréalisme à la Kafka dans une société cybernétique. C’est cauchemardesque. Je pense qu’il est très important, mais il n’a pas été traduit dans beaucoup de langue et n’est pas encore accessible pour les lecteurs occidentaux. Sa dernière trilogie Hospital a été traduite en anglais par Michael Berry.

Il semble que le cyberpunk soit une tendance forte de la science-fiction chinoise, du moins telle qu’elle nous parvient en France. Est-ce réellement le cas ?

Oui. Car la société chinoise est dans cette phase cybernétique. Tout se fait via des écrans et tout est contrôlé par des algorithmes. Il y a du big data, de l’IA, de la reconnaissance faciale, etc. On a l’impression d’être dans ces histoires cyberpunk des années 80/90. La tendance actuelle est surtout de combiner ces éléments et les éléments de la Chine traditionnelle dans la science-fiction. Par exemple avec des histoires mêlant taoïsme et cyberpunk. Ce n’est pas une histoire d’amélioration corporelle, mais de partitionnement. Au niveau de la conscience. Il ne s’agit pas de modifier son corps, mais de changer sa conscience. C’est très différent de l’imagination cybernétique occidentale. Et je pense qu’une autre tendance forte maintenant est dans l’animation, des courts-métrages ou des séries. En Chine, il est plus facile de faire des films d’animation que d’utiliser de vrais acteurs. Le succès de Love, Death & Robots a ouvert la voie à de nombreux streamers en Chine qui veulent s’y essayer. De plus, les gens ne font pas vraiment la distinction entre un romancier, un manga ou un scénariste. Ils pensent que vous pouvez tout écrire. Donc on va vous demander en tant qu’écrivain si vous aimeriez écrire un scénario ou travaillez avec nous sur un jeu vidéo. Je reçois toutes sortes de propositions. Cela me donne l’occasion d’essayer différentes choses, c’est formidables.

Et hormis la suite de L’île de Silicium, quels sont vos autres projets ?

Je travaille sur un jeu en réalité virtuelle, une adaptation de ma nouvelle, Year of the Rat. Nous en parlons et ce pourrait également se décliner en BD, car j’ai travaillé avec un artiste italien. C’est une adaptation, mais j’en écris le scénario. Je trouve cela très excitant, et cela améliore ma compréhension de la narration. La prochaine fois que j’écrirai un roman, j’aurai une autre approche.

Enfin, une dernière question, que lisez-vous en ce moment ?

Je suis en train de lire le philosophe français récemment décédé, Bruno Latour. Car sa théorie m’inspire beaucoup. Elle parle de réseaux humain/non-humains et de comment faire la différence. Je pense que c’est au cœur de mes livres.

Cet article a 2 commentaires

  1. Les Lectures du Maki

    Merci pour cette interview passionnante. Je suis en train de lire IA 2042 et c’est là aussi très intéressant.

    1. Stéphanie

      Merci. Je viens de le recevoir et je le lirai pour Bifrost (comme L’ile de Silicium), le dialogue entre la fiction et la réalité me semble passionnant.

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