Parfois, la lecture est une expérience sensorielle qui fait appel à plusieurs de vos sens. Et qui vous propose une immersion dans un monde totalement différent. C’est exactement le voyage que propose Tiunn Kar-siòng avec Les Veilleurs de nuit. Sous ce titre coexistent deux œuvres différentes et liées l’une à l’autre. La première, éloignée de l’objet de ce blog, est un groupe de folk rock taïwanais,Tsng-kha-lâng, dont l’auteur est membre fondateur. Et la deuxième, plus détaillée ici, sous la forme d’un roman ou plutôt d’une chronique mêlant souvenirs d’enfance, rêves, légendes et croyances populaires et histoire de l’île de Taïwan.
Dans Les Veilleurs de nuit, Tiunn Kar-siòng nous place au côté de son narrateur, un jeune garçon né à Bourg-Brûlé, un village de montagne dans le sud de l’île principale. Celui-ci, né dans un couple sans amour, passe beaucoup de temps à fuguer ou à se faire héberger par des grands-parents, des oncles, des tantes et des cousins vivant dans la même bourgade. Enfant, il traîne souvent avec Bí-hui, une orpheline de son âge dont la rumeur veut qu’elle soit la réincarnation du Veilleur de nuit, la divinité locale prenant soin des morts n’ayant pas eu droit à de véritables rites funéraires. De leurs balades près des canaux dans leur petite enfance à leur trajet vers le collège et le lycée en bus, puis en vélo, en passant par les différentes fêtes et cérémonies du village ou les deuils et les aléas de la vie, chaque chapitre ouvre la porte vers un monde oublié : celui de l’enfance, mais également celui où les fantômes marchent parmi les humains, et où les manguiers, comme les poissons-chats, sont dotés de pouvoirs magiques.
De plus, de par sa construction, le texte de Les Veilleurs de nuit déstabilise également la lectrice occidentale. En effet, il se présente plus comme un collage avec le récit principal, entrecoupé en gras de textes sur l’histoire de la région ou sur les mythes qui y sont attachés. Ajoutez-y que l’auteur multiplie les notes de bas de page et les références, et vous obtiendrez un texte dense et qui, étrangement, a une lecture très fluide du moment que vous acceptez de vous laisser porter par les mots. Au contraire, ces notes sont très utiles pour qui, de France, connaît mal l’histoire de Taïwan, notamment celle récente du XXe siècle. Et comme à l’origine, le texte est écrit en deux langues – le chinois mandarin et le taïwanais (hoklo) –, le traducteur a restitué ce mélange de langues en « créolisant » certains passages (avec l’aide d’un confrère familier avec un des créoles français et avec le mandarin). Comme dans Tè Mawon de Michael Roch, ce mélange de langues fait sens dans le texte, et surtout, il est totalement naturel. Il y a juste quelques passages qui seront lus à voix haute ou subvocalisés pour « entendre » ce que dit l’oncle ou la tante au narrateur, mais ce n’est pas du tout gênant.
Enfin, comme il s’agit d’une double œuvre, à la fin du livre, vous avez une série de QR codes associant à chaque chapitre, un morceau du groupe Tsng-kha-lâng. J’avoue que j’ai préféré lire le livre en deux grandes sessions nocturnes, puis écouter la musique en écrivant cette chronique. Libre à vous de choisir un autre ordre…
Les Veilleurs de nuit
De Tiunn Kar-siòng
traduction de Gwennaël Gaffric
Éditions L’Asiathèque
